Analyse : Le Maroc joue la carte de la mondialisation et mise sur le secteur privé

    (www.infomediaire.ma) – Jean-Dominique Merchet, journaliste économique français, a publié une analyse intéressante sur l'avenir économique du Maroc sur le quotidien français L'Opinion intitulée "Le Maroc joue la carte de la mondialisation et mise sur le secteur privé". Infomédiaire Maroc vous propose de découvrir l'intégralité de l'analyse :

    "Les faits – Avec un taux de croissance de près de 5%, en dépit des aléas climatiques et de la crise mondiale, le Maroc est en passe de réussir de réussir son décollage économique. Son PIB par habitant a doublé depuis dix ans. Alors que l'Europe, son premier partenaire, est anémique, il se tourne vers l'Afrique noire. D'importantes réformes restent nécessaires, mais elles sont socialement douloureuses.

    Le Maroc d'aujourd'hui ressemble à la France de Georges Pompidou. En matière de politique économique tout au moins : un fort volontarisme étatique s'appuyant sur un puissant secteur privé, conjugué à une vision modernisatrice, un peu dans le style de la «Nouvelle Société». Sous l'impulsion du roi Mohammed VI, qui fêtera l'an prochain le quinzième anniversaire de son accession au trône, quelque chose bouge. Le royaume chérifien n'est pas encore un pays émergent, mais il en prend le chemin. Le printemps arabe n'a pas ébranlé le pays, pas plus que la victoire dans les urnes du parti islamiste, en novembre 2011.

     Les défis du pays sont énormes et le premier d'entre eux s'appelle toujours… la sécheresse. «Jusque dans les années 80, notre pays était tributaire de la générosité du ciel», explique Mohammed El Kettani, président d'Attijariwafa Bank, le premier groupe bancaire marocain. «Quand il pleuvait, tout allait bien. Mais s'il ne pleuvait pas, la pauvreté s'installait dans les campagnes et l'économie entrait en récession. Grâce aux différents plans sectoriels mis en place depuis les années 90, une saison sèche, comme en 2012, se traduit par un simple ralentissement du taux de croissance, qui reste positif».

     Nizar Baraka ne le contredira pas. L'ancien ministre des Finances, l'une des figures du parti Istiqlal (droite libérale), préside le Conseil économique et social à la suite de sa démission du gouvernement en juillet. «Depuis dix ans, notre croissance se situe autour de 5% par an, dit-il. C'est assez soutenu et nous ferions encore mieux si l'Europe, notre principal partenaire économique, se portait moins mal…». Une croissance de 5% l'an ferait rêver de l'autre côté du détroit de Gibraltar, mais c'est encore trop peu pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail. Il faudrait un point de plus, alors que le chômage atteint 9% de la population active, et même 16% chez les jeunes diplômés.

    Au delà du tourisme. A partir des années 90, le développement du pays s'était construit autour des infrastructures (autoroutes, barrages, etc…) et du tourisme. «Nous sommes passés de deux à près de dix millions de touristes en dix ans», se réjouit le banquier Mohammed El Kettani dans son bureau au cœur du quartier d'affaires de Casablanca. Mais cette stratégie ne suffit plus. Faute d'hydrocarbures, le Maroc mise sur l'industrie et les services. Une ambition portée par l'Etat et mise en œuvre par des groupes privés, souvent sous la forme de partenariat public-privé (PPP) «Nous sommes l'un des rares pays arabes à avoir choisi la libre entreprise dès les années 60. Et nous avons fait émerger un capitalisme privé marocain», assure un proche du Palais.

     Ainsi dans le domaine de l'électricité, dont la consommation croît de 7 à 8% par an. Aux côtés de la compagnie publique ONE (l'EDF locale) et des groupes étrangers comme GDF-Suez, l'Etat favorise l'émergence d'un opérateur privé marocain. Fondée en 2005, avec le soutien de la Société nationale d'investissement (SNI), une sorte de fonds souverain qui appartient majoritairement à la famille royale, Nareva a livré ses premiers kilowatts début 2013. Cette PME de l'énergie et de l'environnement possède deux parcs éoliens et une centrale au charbon. Signe des temps : elle est dirigée par Ahmed Nakkouch, l'ancien directeur de l'ONE.

    La carte de la mondialisation. Cette politique «d'émergence industrielle» se décline par secteurs d'activités, un peu comme le «Sixième Plan» français (1971-1975) qui mettait l'accent sur «l'impératif industriel». «Vers 2006-07, nous avons défini des métiers mondiaux, dans lesquels le Maroc possède un avantage compétitif», indique l'ancien ministre Nizar Baraka. L'automobile en est l'exemple le plus connu, avec la récente implantation d'une usine Renault-Nissan à Tanger (Nord), qui devrait produire, dès l'an prochain, plus de 300.000 véhicules low-cost à destination de l'Europe et de l'Afrique. Renault-Nissan ne profite pas seulement des bas salaires – le smic est à 220 euros – mais surtout de la plate-forme logistique de Tanger-Med, port en eaux profondes et zone franche inaugurée en 2007. Autour de cette usine d'assemblage, les autorités marocaines soutiennent le développement des équipementiers et investissent dans la formation de la main d'œuvre.

    Ce qui vaut pour l'automobile vaut pour l'aéronautique avec la présence des grands constructeurs Airbus, Boeing et, depuis peu, le canadien Bombardier. Ou pour l'industrie pharmaceutique : plus des trois quarts des besoins nationaux sont produits localement et le secteur exporte désormais des génériques vers l'Afrique subsaharienne. Quant au textile, il tire son épingle du jeu grâce à la proximité du marché européen, qui permet de réapprovisionner très vite des petites séries – tout en se lançant dans la conception de modèles : ainsi l'essentiel de la production de l'espagnol Zara provient du Maroc.

    Plus connus des usagers français, les centres d'appel emploient 44000 personnes, souvent des jeunes diplômés qui ne trouvent pas d'emploi à leur niveau. «Nous avons 44% du marché francophone, mais nous sommes également présents dans l'hispanophone. Nous réfléchissons à l'arabe, pour le Golfe, et à l'anglais, avec l'Inde», ajoute Nizar Baraka.

    Une situation absurde. Le Maroc, on le voit, joue à plein la carte de la mondialisation. Le royaume a conclu des accords de libre-échange avec l'Union européenne (65% de son commerce extérieur), les États-Unis et la Turquie. En revanche, la frontière terrestre avec l'Algérie reste hermétiquement fermée aussi bien aux marchandises qu'aux personnes… à l'exception des trafics illégaux. Pour deux pays a priori complémentaires en termes économiques, c'est une situation absurde qui s'explique par des vieilles rivalités politiques, en particulier autour de la question du Sahara occidental. Faute d'un marché commun nord-africain, le Maroc regarde vers l'Afrique noire. Un mot revient sans cesse chez les responsables économiques, celui de «plate-forme». Logistique, financière : le pays entend être un «hub» entre l'Europe et l'Afrique subsaharienne.

     Le cas de la banque Attijariwafa est à ce égard exemplaire : «Pour nous, c'est une option stratégique», reconnaît son patron Mohammed El Kettani. «Nous avons commencé à y investir en 2006 et l'Afrique noire représente déjà un quart de notre chiffre d'affaires. Nous rachetons des banques locales et nous favorisons la "bancarisation" des populations modestes, celles là même qui n'intéressent pas les grands établissements occidentaux présents dans ces pays. Nous bénéficions d'une proximité culturelle, d'une certaine ambiance africaine». Attijariwafa Bank a ouvert plus de 350 agences en Afrique francophone et vise désormais les pays anglophones et lusophones. Autre marché que ce groupe multinational veut capter, celui des transferts d'argent des immigrés en Europe vers leur pays d'origine. Pour le seul Maroc, ils s'élèvent à 5 milliards d'euros par an, autant que les recettes du tourisme. Attijariwafa regarde désormais vers la Tunisie, le Sénégal ou le Togo.

    Dossiers socialement explosifs. La politique d'ouverture économique porte ses fruits : en dix ans, le PIB par habitant a doublé pour atteindre 3000 dollars par an. Ce n'est pas encore le niveau d'un pays émergent (Brésil : 10000 dollars, Turquie : 15000), mais ce n'est plus la pauvreté. Un embryon de classe moyenne apparaît et des jeunes expatriés rentrent au pays, comme Meryem Kaf, jeune attachée de presse de la chaîne de télévision France 24 à Paris, qui vient de revenir à Casablanca pour s'occuper des relations publiques du patronat, la Confédération générale des Entreprises du Maroc (GGEM). Dans un pays dont le Premier ministre Abdelilah Benkirane est issu du parti islamiste, ce n'est pas un mince paradoxe que le patronat soit présidée par une femme d'affaires. A la tête d'un holding familial (Holmarcom), Meriem Bensalah a été élue par ses pairs en 2012. Si elle juge le climat globalement favorable, elle ne mâche pas ses mots quant à la politique du gouvernement : «Pro-business, ce gouvernement ? Il aimerait bien, mais il n'y arrive pas…» Comprenez : le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) n'est pas au niveau de ce qu'exigent les affaires. Heureusement, confie-t-elle, il y a «le roi, et sa vision» du développement du Maroc.

    Plusieurs grands dossiers socialement explosifs sont sur la table et n'avancent guère : un code du travail «complètement obsolète» pour Meriem Bensalah, la réforme des retraites de la fonction publique (les fonctionnaires partent à 60 ans avec une pension équivalente à leur dernier salaire), la Justice, et surtout la «décompensation». «Elle est absolument nécessaire !» martèle la patronne des patrons. Il s'agit des subventions à quelques produits de première nécessité (farine, sucre, essence, gaz) qui bénéficient aux catégories les plus pauvres mais ont coûté près de 5 milliards d'euros en 2012 à l'Etat. Soit près de 5% du PIB… Beaucoup plus, par exemple, que le budget de l'éducation ou des investissements d'avenir. Mais même Pompidou n'avait pas osé supprimer le contrôle des prix en France. Il est peu probable que Mohammed VI s'y risque sans garde-fous.