Nabil Bayahya, Auteur, Chroniqueur, Enseignant, et Associé Exécutif de Mazars

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    Infomediaire : Pourquoi avoir fait un ouvrage sur la politique culturelle ?
     
    Nabil Bayahya : La culture est devenue une politique publique au sens moderne du terme au cours des XIXè et XXè siècle, en poursuivant un projet humaniste au nom d’un idéal égalitaire, avec des résultats que l’on sait aujourd’hui très contrastés. La politique culturelle considère ainsi la culture comme une richesse humaine indispensable tant à la réussite personnelle des citoyens  qu’à la cohésion de la Nation, qu’il convient de ce fait de partager, redistribuer, et faire fructifier. Or aujourd’hui, les nouvelles technologies ont largement pris à leur compte ce projet, initié cette fois par un secteur privé transnational, ce qui a en partie marginalisé l’action de l’Etat. Dans ce contexte, si l’enjeu des politiques culturelles demeure, il convient d’en réinventer le logiciel.
     
    Infomediaire : La politique culturelle est parfois accusée tantôt d’être un gouffre à subventions, tantôt d’entretenir les inégalités qu’elle est censée réduire. Partagez-vous ces affirmations ?
     
    Nabil Bayahya : Ces affirmations que l’on entend en effet souvent, sont des positions politiques qui trouvent leurs fondements dans des travaux scientifiques. Dans les années 60, la thèse des « coûts croissants », a montré que les activités culturelles sont condamnées à voir leur productivité diminuer et se tourner ainsi vers la subvention publique pour continuer d’exister. Dans les années 70, la thèse bourdieusienne des « Héritiers » a expliqué que les politiques culturelles redistributives ne consacraient pas la culture, mais une culture particulière, celle des élites, qui devient ainsi un instrument de domination sociale. Ces thèses ignorent cependant la théorie du capital humain, qui explique que la richesse collective augmente avec le niveau culturel de chacun, ce qui valide le principe de l’externalité de l’action culturelle, et justifie l’intervention de l’Etat. C’est pourquoi à ce jour aucun Etat, fût il le plus libéral idéologiquement tel les Etats-Unis, n’a renoncé au financement, plus ou moins partiel, de la culture. Le fait est que la politique culturelle est un investissement dans le PIB de demain, même si c’est un investissement sur une génération qui cadre mal avec les objectifs court-termistes du temps politique.
     
    Infomediaire : En quoi la politique culturelle peut apporter une réponse aux grands défis du monde contemporain ?
     
    Nabil Bayahya : Notre génération est née dans la guerre froide, dans un contexte de concurrence entre deux modèles de société, qui sont aussi deux modèles culturels. Les années 90 ont permis de penser que la « fin de l’histoire », pour reprendre le titre d’un livre de référence de l’époque, apporterait un modèle unique de société qui se propagerait à toute la planète grâce à la mondialisation naissante. Mais depuis le 11 septembre 2001, c’est une tout autre histoire qui s’écrit, avec un modèle culturel impérialiste qui est contesté par un contre modèle qui se réclame d’une culture orientale. Les fractures du monde sont aujourd’hui profondes, et sans doute durables tant elles se creusent chaque jour. La réponse sécuritaire ne peut que les renforcer, dès lors qu’elles sont davantage d’ordre culturel que politique ou économique. C’est pourquoi la seule stratégie qui peut nous épargner la 3è guerre mondiale est celle qui peut amener à la connaissance, l’acceptation et le respect de l’autre plutôt qu’à la haine et l’hostilité. Elle repose sur la dissémination de la connaissance, de la réflexion et du dialogue, c'est-à-dire la politique culturelle.
     
    Infomediaire : En quoi un pays émergeant comme le Maroc peut-il être un exemple pour les politiques culturelles ?
     
    Nabil Bayahya : Le Maroc a longtemps été en avance parmi les pays du Sud au niveau des politiques culturelles, puisque le Protectorat y a accordé une grande importance dès les premières années. A l’Indépendance, l’Etat marocain a ainsi hérité d’une politique culturelle au dessus de ses moyens, et décalée par rapport aux enjeux économiques qui étaient alors prioritaires. C’est pourquoi aujourd’hui les infrastructures existent, tout comme les cadres de haut niveau pour les piloter, mais ne manquent que les budgets. Le passage à l’ère numérique en fait une opportunité pour la mettre en œuvre à grande échelle et à moindre coût. En outre, le Royaume a gardé de sa relation avec l’Europe ce double visage traditionnel et moderne, qui en fait un lieu privilégié de rencontre et de dialogue des cultures. Le Maroc est ainsi très bien armé pour gérer une politique culturelle d’un type nouveau, qui garde ses objectifs et ses idéaux originels, mais les mettrait en œuvre avec de nouveaux outils, dans une démarche de partenariat avec les grands acteurs de la mondialisation.
     
    Infomediaire : Quelles sont ces nouvelles formes de la politique culturelle que vous évoquez ?
     
    Nabil Bayahya : L’Internet et les technologies numériques sont devenus ces dernières années un formidable outil de démocratisation culturelle, sans demander aucun soutien de l’Etat. Spontanément, à travers les réseaux sociaux, ou des milliards de pages web qui forment une encyclopédie géante et gratuite, ou encore grâce à des logiciels accessibles, les internautes ont accès à toute la connaissance du monde, et peuvent à la fois créer et diffuser leur production à grande échelle. Ce progrès a toutefois un revers de la médaille qui est le piratage à grande échelle, la désinformation, ou encore la propagande violente. L’enjeu des nouvelles politiques culturelles est ainsi d’en encourager les effets positifs, tout en en contrôlant les effets pervers. Le premier volet est celui de l’Internet pour tous, qui impose non seulement de permettre un accès universel au Réseau, mais surtout d’en enseigner les codes et les pratiques en les mettant au cœur de notre système d’éducation. Le second volet est celui de la régulation, qui contrairement à une idée reçue est techniquement possible, mais qui ne peut se faire qu’en concertation avec les véritables dirigeants de l’Internet que sont les grandes multinationales de la net économie. Les choses étant ce qu’elles sont, ces sociétés sont pour la plupart de droit et de culture américains, et obéissent de ce fait à une acception américaine du droit d’auteur, de la liberté d’expression, et de l’éducation. Les Etats qui l’acceptent peuvent s’en faire entendre, et leur faire accepter leurs propres codes de régulation, à condition d’admettre leurs propres limites, et de coopérer avec ces nouveaux acteurs à la fois étrangers et privés.